Ingrid Desjours

 

 
 
 
Ingrid Desjours
 




Bonjour Ingrid Desjours, vous souvenez-vous ce que vous faisiez le 7 janvier 2015 et comment vous avez été informée des événements ?

Je passais un appel d’ordre professionnel. Soudain mon interlocuteur s’est mis à paniquer, à bafouiller… Et il a raccroché brutalement. Au même instant, je recevais des notifications du drame sur les réseaux sociaux. Le choc. J’ai ensuite passé la journée à regarder les chaînes d’info en continu, complètement hypnotisée, en état de stupeur, sans réussir à en décrocher. J’ai eu quelques amis au téléphone, tous aussi choqués que moi. Parfois on se parlait, parfois on se contentait de regarder les images ensemble, sans rien se dire… J’ai eu l’impression d’un cauchemar éveillé dont je n’arrivais pas à m’extraire.


Ces attentats sont-ils à l'origine de l'écriture de ce roman ou existait-il déjà une trame que vous avez adaptée?
Ça faisait un certain temps que la question de la montée des intégrismes m’interpellait, mais j’avais commencé autre chose quand les attentats ont eu lieu. Pourtant, très rapidement, l’écriture de ce roman s’est avérée laborieuse, sans passion, comme s’il m’était devenu étranger. J’ai compris alors que quelque chose en moi avait changé, que je n’étais plus celle qui avait commencé à raconter cette histoire. Ce qui palpitait en moi, exigeait de sortir, c’était Les Fauves. Un roman plus organique, contemporain, ancré dans le réel. Les événements du 7 janvier 2015 m’ont fait accoucher d’un nouveau rapport à l’écriture, d’une urgence à témoigner, d’un besoin de comprendre le monde qui m’entoure et de partager mes réflexions. Je sais dorénavant que c’est vers cela que j’ai envie d’aller. Une écriture plus engagée qui raconte une histoire, mais qui est aussi un morceau de notre Histoire…

Avez-vous hésité à écrire ce roman à cause de son sujet ? Avez-vous accordé une attention plus particulière à son écriture ?
Non, je n’ai pas hésité. Parce que je n’ai pas eu le choix, ce roman est sorti presque malgré moi, comme une nécessité. Après, je ne dis pas que je ne me suis pas posé de questions… parce que la toile de fond de l’intrigue est un sujet délicat et qu’il aurait été facile de tomber dans une certaine complaisance, d’être didactique, de juger. Je souhaitais éviter ces écueils. J’ai donc veillé à rester humble et la plus honnête possible dans ce que j’ai pu évoquer.


Comment vous êtes-vous documentée pour construire votre roman ? Avez-vous rencontré des associations ou des victimes ?
Pour tout ce qui touche au thème du terrorisme et du recrutement de jeunes djihadistes, j’ai d’abord fait l’exact inverse de ma réaction du 7 janvier ! Comme je ne souhaitais surtout pas être dans la sur-réaction, j’ai coupé avec les professionnels du flash info qui au final ne donnent à voir que par un bout de la lorgnette. Exit la télé ! J’ai tenu à dépassionner le débat pour ne pas faire de procès à charge, à prendre le temps de comprendre et d’analyser plutôt qu’interpréter. Les interprétations sont trop dangereuses, elles sont à l’origine de tant d’incompréhensions, les outils de tellement de manipulations… Je suis donc partie du principe que je ne savais rien. Que j’avais tout à découvrir de ce monde – celui des intégrismes - qui m’est étranger.

J’ai rencontré des personnes qui ont été en contact avec ces fameux recruteurs, j’ai lu les témoignages de familles dévastées par le départ de leur adolescent, j’ai consulté des avis d’experts sur la question. Ensuite seulement, j’ai esquissé les profils qui intéressent les fanatiques et décortiqué leurs techniques d’endoctrinement afin de rendre le combat de Haiko le plus réaliste possible. Je suis aussi allée fouiner du côté de ces nouveaux croisés qui décident de partir combattre pour sauver les Chrétiens d’Orient, parce que je tenais à montrer qu’il n’y a pas une flambée de l’extrémisme mais une flambée des extrémismes…

Pour ce qui est de la protection rapprochée, j’ai demandé conseil à un professionnel qui forme des gardes du corps en Europe de l’Est. J’ai découvert un milieu très cadré, codifié, où il faut être hypervigilant et avoir une capacité d’anticipation ainsi qu’une réactivité hors du commun. J’ai une grande admiration pour les personnes qui font ce métier !


Les fauves - Ingrid DesjoursComment sont nés vos personnages ?
Je ne saurais vraiment expliquer le comment, ni le pourquoi d’ailleurs !
L’apparition des personnages fait partie pour moi de la magie de l’écriture, de sa part d’intangible, d’inexpliqué, de sacré même... Tout ce que je peux dire, c’est qu’ils sont nés parce que ce sont des enfants de notre époque, parce que c’était le moment pour eux, pour cette histoire… pour moi aussi puisqu’ils se font les porte-parole de ce que je suis, de ce qui m’interpelle, m’anime, me passionne ou m’effraie.

En trois mots, comment définiriez-vous vos personnages?
Attention substances explosives !

 

Certaines scènes de violence sont très visuelles et réalistes, comment écrit-on de tels passages ? Avez-vous dû changer votre écriture ?
Ces scènes sont réalistes parce que je les vis. Le roman, c’est une sorte de projection mentale, d’univers que je crée. Je n’invente pas seulement une histoire mais je m’y projette, m’y injecte même, et je raconte ce que vois, ressens, ce qu’il y a autour de moi. Je ne calcule rien, je ne cherche aucun effet : ça me vient tel quel. J’écris de façon très spontanée, avec le sentiment que chacun de mes sens est en éveil… c’est comme se balader dans un rêve éveillé et pouvoir toucher, goûter tout ce que l’imagination a fabriqué.


Les fauves est un roman noir, un instantané de notre époque, de notre société, on est proche des grands polars des années 70 ( Manchette, Farjardie...). Êtes-vous sensible à ces références ?
Bien sûr, et je suis extrêmement touchée, flattée de cette filiation que vous m’attribuez. Je crois en effet à la force d’un roman dont l’intrigue est ancrée dans une époque. J’ai vraiment aimé pouvoir témoigner de la société dans laquelle je vis et en faire un état des lieux. Aujourd’hui, je me sens en capacité de le faire, débarrassée d’inhibitions qui me faisaient craindre d’être jugée, et surtout j’en ai envie. J’aime qu’un lecteur trouve dans mes livres une forme de divertissement, mais qu’il ait aussi matière à autre chose, s’il le souhaite. Matière à apprendre, à réfléchir, à affiner ses opinions (avec ou contre les miennes !). J’ai pris énormément de plaisir à donner cette dimension sociétale aux Fauves. Je sais que c’est vers ce genre de roman que je vais aller désormais. J’y tends. Humblement et sereinement.


Pour la sortie des Fauves sur les réseaux sociaux vous avez présenté des petites vidéos de self défense, pourquoi ce choix ?
Déjà pour le plaisir de partager une de mes passions ! Je suis férue de sports de combats – je pratique le krav-maga et le penchak silat - et j’avais envie de les sortir du dojo !

Dans les thrillers comme dans la vraie vie, les premières victimes d’agression sont des femmes. Dès leur enfance, on leur enseigne la retenue, la douceur, on les incite à refouler une agressivité et une violence qui restent, dans l’imaginaire collectif, des qualités masculines, si bien qu’elles ne conçoivent pas forcément pouvoir se défendre ! Ça me met hors de moi. Et j’ai eu envie d’aider…

J’ai fait ces vidéos pour transmettre des gestes faciles à reproduire et démontrer qu’une femme de corpulence normale peut se tirer de situations classiques d’agression. Bien sûr, je ne garantis pas que grâce à mes tutoriels toutes les femmes vont se transformer en guerrières invincibles… Mais, se dire qu’on a au moins essayé de se défendre, ça peut changer bien des choses dans l’image qu’on a de soi. Et c’est primordial après une agression, le regard qu’on porte sur soi, ne serait-ce que pour se reconstruire… Combien de femmes culpabilisent parce qu’elles ont été paralysées devant leur assaillant, alors que depuis l’enfance on a inhibé toute ressource agressive en elles ?

Avec ces petites vidéos, j’espère aussi donner envie aux femmes de s’inscrire à un cours et aux hommes d’inciter leurs compagnes, leurs sœurs, leurs amies à s’y mettre… C’est important. Pour la confiance en soi, pour l’équilibre, pour avoir des outils en main, même si on espère ne jamais avoir à s’en servir !
Il existe des dizaines de disciplines : self-defense, krav-maga, boxe(s), ju jitsu, penchak silat… il y en a pour toutes les morphologies, les personnalités.


Quels sont vos projets ?

Je travaille actuellement sur l’adaptation de mon roman précédent Tout pour plaire pour la chaîne Arte. Ce sera une série de trois épisodes de 52 minutes.
Je finalise actuellement la rédaction d’un feuilleton radiophonique qui sera diffusé sur France Culture en avril 2016, pendant les Quais du Polar à Lyon, puis je vais attaquer un épisode pour une série tv française diffusée sur France 2.
Je commence aussi à poser les bases de mon prochain roman à paraître l’année prochaine chez Robert Laffont. Quand je l’aurai terminé, je mettrai alors mon autre casquette et m’attèlerai à la rédaction de la nouvelle trilogie fantastique de Myra Eljundir.

Votre roman parle d'engagements associatifs, souhaitez-vous nous parler d'une cause qui vous tient à cœur ?
La violence faite aux plus faibles et leur exploitation me révulsent chez l’homme comme chez l’animal. Outre mon engagement auprès de femmes victimes d’agressions et dans la cause féministe, je suis aussi très impliquée dans la protection animale. De manière générale, il me semble important de parler au nom de ceux qui ne peuvent s’exprimer et sont exploités, torturés, tués pour le divertissement ou de pseudo besoins sanitaires. Et c’est le cas des animaux qu’il me semble urgent et primordial de protéger, car ils ne sont pas armés contre nos outils, nos armes, notre pouvoir de destruction.

Je soutiens activement les actions de Sea Sheperd – avec une admiration sans borne pour Paul Watson, ainsi que celles de PETA. Je suis aussi membre de l’association L214 qui se bat contre les mauvais traitements (et le mot est faible) infligés aux animaux d’élevage. Enfin, je soutiens activement l’association Bouba et Cie qui prend soin de chats libres dans le 13ème arrondissement de Paris : sa fondatrice est une amie dont la passion et le dévouement sont tout bonnement formidables.

http://www.l214.com
https://www.facebook.com/Association-Bo ... 134607323/
http://www.seashepherd.fr
http://www.petafrance.com

Quels sont vos derniers coups de cœurs littéraires, cinématographiques ou musicaux ?
Le dernier livre qui m’a interpellée était un essai. Il s’agit de Un éternel Treblinka de Charles Patterson. L’auteur y soutient la thèse que l’oppression des animaux sert de modèle à l’oppression des hommes, et que les seconds n’accèderont pas à une totale égalité sans accorder leur liberté aux premiers... La démonstration est édifiante.

Au cinéma, j’ai récemment été bouleversée par La loi du marché, avec Vincent Lindon. Rien de racoleur dans ce film, pas de pathos, de la dignité dans le scénario comme dans l’interprétation de Vincent Lindon dont la justesse et la sensibilité m’ont bluffée. J’ai toujours aimé ce que je percevais de l’homme, lors de ses interviews, et son intelligence comme son humanité transpirent dans son jeu d’acteur. Une pépite.

Enfin, pour ce qui est de la musique, je suis complètement monomaniaque et si j’aime bien écouter toutes sortes de choses (folk, blues…) je reviens toujours à mes chouchous : Lhasa de Sela, Noir Désir, Damien Saez. La preuve : ils étaient présents pendant l’écriture des Fauves et ont même prêté quelques unes de leurs lignes aux titres des parties !

Quelle est la question que l'on ne vous a jamais posée en interview et à laquelle vous auriez aimé répondre ?
Le bonheur, c’est savoir se satisfaire de ce que l’on a. Je suis déjà ravie qu’on m’offre un espace de parole et qu’on s’intéresse à ce que je peux en faire. Le reste ne serait que masturbation intellectuelle…

Merci Ingrid Desjours, on vous laisse le mot de la fin.
Ce sera justement… et juste : merci !

 
 
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