Retrouvailles (nouvelle)

 



Retrouvailles
de
Patrick Senécal

© P. Senecal reproduction interdite


Henri lisait le journal lorsque le coup de feu fut tiré. La balle traversa les huit premières pages, ressortit par la bouche de Jean Chrétien et termina sa trajectoire dans le poumon gauche d’Henri. D’abord étonné, Henri bondit de son fauteuil et s’écroula aussitôt sur le sol, foudroyé par la douleur. Étendu sur le dos, il grimaçait à chacune de ses respirations. Il sentait le sang qui s’écoulait de sa blessure et se demanda avec une certaine inquiétude combien de temps il fallait à un corps humain pour se vider.
Des pas lents, assourdis par l’épais tapis, s’approchèrent, puis un homme apparut dans le champ de vision d’Henri. Il devait avoir à peu près le même âge que lui, était habillé d’un complet-cravate noir et pointait un revolver vers le blessé. Henri se dit qu’il s’agissait vraisemblablement de celui qui venait de lui tirer dessus. Il croassa alors les mots qui lui semblaient les plus appropriés dans de telles circonstances :
—    Ne… ne me tuez pas !
Le tueur fronça alors les sourcils, hésitant, et son arme se baissa lentement. L’espoir envahit la poitrine perforée d’Henri. La voix incertaine du tueur se fit entendre :
—    Pitt ?
Henri cligna des yeux. Il n’avait pas entendu ce surnom depuis… ma foi, depuis la petite école, il y avait bien trente ans…
—    Pitt, c’est bien toi, non ?
Soudain, Henri le reconnut à son tour :
—    T… Tim ?
—    Ah ! Ben j’ai mon voyage ! Pitt Gendron ! J’avais pas fait le lien avec ton vrai nom !
Tim se redressa et éclata de rire.
—    En fait, si je t’avais pas vu étendu par terre en train de me supplier, je t’aurais sûrement pas reconnu ! T’étais tellement bon pour supplier, tu te souviens ?
—    Je… c’est un peu vague…
Henri sentit son sang former une flaque humide de plus en plus large sous son dos. Sa respiration devenait sifflante. Tim plia les genoux, rayonnant, et se pencha vers Henri.
—    Pitt Gendron ! Sur la photo qu’on m’a donnée, je t’ai pas reconnu… mais là ! Alors ? Qu’est-ce qui t’arrive de bon dans la vie ? Tout va comme tu veux ?
Henri humecta ses lèvres sèches.
—    Disons que… en ce moment, ça pourrait aller mieux…
—    T’es chef d’entreprise, maintenant, non ? C’est super, ça !
—    Qui… qui t’a dit ça ?
—    Un de tes ex-associés que t’as viré, il y a deux semaines. C’est lui qui m’a engagé pour le contrat.
—    Le contrat ?
Tim brandit son revolver d’un air entendu. Henri hocha faiblement la tête.
—    Ah, oui, le contrat…
Il ferma les yeux un moment, étourdi, puis voulut se redresser, mais en vain. Épuisé par l’effort et la douleur, il demeura donc sur le dos et souffla :
—    Tu… tu es tueur à gages…
—    Ouais, fit Tim machinalement, en haussant humblement les épaules. Mais ça doit pas te surprendre, hein ? Tu te rappelles quand on était à l’école pis qu’on jouait aux cow-boys ? C’est toujours moi qui tuais le plus d’Indiens !
—    Oui, c’est… c’est vrai…
—    Pis toi, tu jouais toujours un Indien, et je te tuais tout le temps, tu te souviens ?
Il rigola et Henri réussit à grimacer un sourire, la main recroquevillée sur sa poitrine ensanglantée.
—    Oui, oui, c’était drôle… Sauf que je… je ne mourais pas pour vrai, je ne sais pas si tu t’en souviens aussi…
—    Ah ! C’était le bon vieux temps ! soupira Tim.
Il se redressa et frotta sa joue avec son revolver, le regard absent et nostalgique. Le sang d’Henri atteignait maintenant les souliers du tueur et, nonchalamment, Tim fit un pas de côté. Il demeura dans ses pensées un court instant, puis demanda :
—    Tu es marié ?
—    Je… divorcé…
—    C’est vrai ?
Le regard de Tim s’assombrit.
—    C’est vraiment toutes des salopes, hein ?
—    Je… je trouve que c’est un jugement un… un peu sévère…
—    Toutes des salopes, j’te dis ! s’écria Tim avec rage, son arme tout à coup redressée.
—    Oui, oui… à bien y penser, tu as raison…
—    Toute la gang !
—    Absolument !
Henri toussa et du sang sortit de sa bouche. Tim, emporté par un flot de colère, se mit alors à marcher de long en large dans le salon richement décoré.
—    J’ai eu plusieurs blondes, Henri, mais elles m’ont toutes lâché ! Toutes !
—    La… la vie est vraiment injuste…
—    Qu’est-ce qu’elles me reprochent ? Je suis un gars bien, non ? Un gars correct !
—    Hé bien… C’est difficile à dire, je ne t’ai pas… pas vu depuis longtemps…
Tim s’immobilisa, leva les bras comme s’il se présentait en spectacle et, très sérieusement, demanda :
—    Mais en ce moment, Pitt, comment tu me vois ?
—    Embrouillé…
Il grimaça. Sa voix était maintenant rocailleuse, respirer lui devenait de plus en plus pénible. Est-ce qu’il saignait encore ?
—    Mais j’ai pas changé ! Quand on était à l’école, tu te souviens ? Bon, j’étais joueur de tours mais rien de grave…
Tim se frappa le front.
—    Tu te souviens, quand j’avais lancé un compas sur le prof de musique ? Dieu qu’on avait ri ! Ha ! Ha ! Ha !
Henri ricana faiblement, postillonnant quelques jets de sang sur son visage. Tim était de nouveau souriant. Il secoua la tête avec douceur :
—    Ah ! Pitt, Pitt, Pitt…Toi non plus, t’as pas changé.
—    Heu… ma santé est moins bonne, quand même…
—    Oui mais essentiellement, tu es le même ! Toujours à jouer les victimes ! Comme aux cow-boys et aux Indiens ! Quand je te tirais dessus, tu tombais et tu m’implorais, comme tu l’as fait tout à l’heure…
—    C’est… c’est vrai…
Le tueur se pencha encore une fois vers Henri.
—    Qu’est-ce que tu disais, déjà ?
Henri avala sa salive : elle avait un goût cuivré. Il ne sentait plus ses membres. Prenant une petite voix de fausset, il réussit à articuler :
—    Pi… pi… pitié, monsieur le shérif, ne… ne tirez pas !
—    Ouais… et moi, qu’est-ce que je faisais ?
—    Tu…
Douleur… spasme…
—    … tu… m’achevais.
—    Exact ! approuva Tim, ravi.
Il secoua de nouveau la tête, les yeux égarés dans de lointains souvenirs. Il se releva et, d’une voix aérienne, marmonna :
—    On a beau vieillir, Henri, rien ne change…
Il brandit son revolver et tira.
Le silence était total dans le salon. Pendant un bon moment, Tim observa tendrement le cadavre à ses pieds. Puis, d’un pas guilleret, il alla vers la porte et sortit en sifflotant.
On a beau dire : il y a parfois de belles surprises qui rendent le boulot moins monotone…


Parution originale : Alibis 1, vol. 1 n°1, novembre 2001, p. 39-43.
 
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